1

Providence. Rhode Island.

 

C’était la même salle de réunion, mais en ordre de bataille. Toutes les chaises étaient occupées et Paul reconnut les personnages qu’Archie lui avait décrits lors de sa première visite : le petit génie de l’informatique, la spécialiste des filatures, etc. Cette fois, ils étaient là en chair et en os et s’y ajoutaient les directeurs.

En matière opérationnelle, les responsabilités, à Providence, se partageaient entre deux hommes, assis chacun à l’une des extrémités de la table de conférence. Ils étaient aussi différents que possible et ne paraissaient pas se porter une grande affection. C’était bien dans les manières d’Archie d’avoir choisi comme adjoints deux ennemis irréconciliables, histoire de mieux régner.

Barney, le directeur des opérations, était d’origine haïtienne par son père. Paul se souvenait de l’avoir croisé à la Compagnie. Mais Barney était plus âgé que lui et il évoluait déjà à l’époque dans les étages de direction. C’était un homme de haute taille au visage grave, élégant, soigné dans sa mise, mais qui se tenait toujours tassé sur son siège. Son expression était à la fois bienveillante et désespérée. Il semblait être allé au bout de la connaissance du genre humain, pour finalement en revenir bien décidé à se tenir prudemment à l’écart.

Lawrence, qui lui faisait face, remplissait les fonctions assez vagues de directeur de la sécurité. Le plus remarquable dans son apparence était une rougeur vineuse qui lui mangeait le nez et les deux joues. Pour tout observateur, médecin ou non, un tel visage ne pouvait que trahir un alcoolisme sévère. Or Lawrence ne buvait pas. Il était en quelque sorte une victime innocente. Il subissait la douleur du châtiment sans l’avoir méritée par le plaisir de la faute. Cette injustice le faisait bouillir d’une colère perpétuelle. Le monde en général et Barney en particulier étaient là pour lui permettre de l’assouvir.

À la demande d’Archie, Barney avait entrepris de présenter les documents adressés dans la nuit par Cawthorne.

— Visiblement, les Anglais tiennent à préserver leurs sources. Les renseignements qu’ils nous ont envoyés sont assez succincts.

Tous les participants étaient attentifs et concentrés. La plupart avaient ouvert des ordinateurs portables devant eux. Seul Lawrence pianotait nerveusement sur la table et regardait par la fenêtre.

— Les Anglais sont des pros, énonça sentencieusement Archie.

— Personne ne dit le contraire, précisa Barney d’un air las. Si je résume, ils nous alertent à propos de déclarations captées sur des forums Internet et des blogs. Ces textes émanent tous du même groupe d’activistes. Ils pensent que cela peut avoir un lien avec l’affaire de Wroclaw.

À cet instant, un petit homme chauve fit son entrée le plus discrètement possible. Hélas, faute de chaise libre, il dut ressortir et ramener un fauteuil d’un bureau voisin. Il était un peu trop large pour la porte, et deux personnes l’aidèrent à le soulever pour le faire entrer laborieusement de biais. Impatienté par cette interruption, Archie présenta le nouvel arrivant avec mauvaise humeur :

— Alexander, directeur de la stratégie, un vrai diplomate comme vous pouvez le constater.

L’homme prit un air de dignité offensée et s’assit sans dire un mot.

— Le groupe d’où émanent ces textes, poursuivit Barney, appartient à la mouvance écologiste radicale américaine.

— Américaine ? coupa une grande fille blonde qui prenait fébrilement des notes.

Paul crut se souvenir qu’Archie l’avait présentée au début de la réunion. Elle s’appelait Tara. C’était la spécialiste des couvertures, celle qui était chargée de créer des légendes pour les agents travaillant sous une fausse identité.

— Oui, c’est une des particularités des documents adressés par les Anglais : ils nous mettent clairement sur une piste américaine.

Quelques participants firent une grimace. Mais Barney eut un geste pour signifier que la discussion aurait lieu plus tard.

— Il semble s’agir de dissidents issus d’une association qui s’appelle One Earth. C’est une organisation tout à fait légale qui se donne des airs méchants mais qui recherche surtout les coups médiatiques spectaculaires et un peu bidon.

— À ma connaissance, ces types-là n’ont jamais tué personne ! intervint brusquement Lawrence.

Il avait plus d’ancienneté dans le métier et plus d’expérience que Barney. Il estimait inacceptable de lui être subordonné. Mais les hiérarchies de Providence avaient leur logique et Barney, qui avait été recruté par l’agence juste après sa fondation, y faisait figure d’ancien.

— J’ai un de mes neveux qui a milité à One Earth, insista Lawrence. C’est un bon à rien, avec des idées creuses plein la tête. Mais personne ne peut le soupçonner d’avoir jamais fait du mal à ses semblables.

— Tu as raison, Lawrence, confirma patiemment Barney. C’est pour cette raison que certains militants ont jugé que One Earth n’allait pas assez loin. Ils ont décidé de créer leur propre groupe, beaucoup plus radical. Ils s’autodésignent sous le terme les Nouveaux Prédateurs, on ne sait pas très bien pourquoi. Il semble qu’ils avaient l’intention de forcer les dirigeants de One Earth à revenir à leurs principes fondateurs : la lutte contre les excès de l’être humain qui ruinent la planète et compromettent sa survie.

— Je ne vois vraiment pas en quoi ça nous concerne, marmonna Lawrence assez fort pour que tout le monde puisse l’entendre. J’ai l’impression que nos cousins brits sont en train de nous balader…

Il souriait à la cantonade pour recueillir des suffrages dans l’assistance. Archie lui jeta un regard glacial et il baissa le nez. Barney en profita pour poursuivre.

— Une des caractéristiques de ce groupe radical est sa virulence à l’égard des défenseurs des animaux. Ne me demandez pas l’origine de cet antagonisme, je l’ignore. Il y a des subtilités là-dedans qui nous échappent mais qui sont essentielles.

— Ça me rappelle les bagarres idéologiques d’autrefois entre trotskistes, maoïstes, anarchistes et autres imbéciles, grogna Alexander. On pensait que la fin de la guerre froide nous aurait débarrassés de toutes ces fadaises…

— Le fait est, reprit Barney d’une voix forte pour couper court à toute digression, que ce petit groupe s’en est pris à plusieurs reprises aux défenseurs des animaux. Ils ne ratent pas une occasion pour les traîner dans la boue sur Internet. C’est d’ailleurs comme cela que les Anglais les ont repérés. Leurs taupes les avaient informés que le FLA prenait ces menaces très au sérieux et envisageait une riposte.

On était loin des sujets habituellement abordés à Providence. Certains prenaient visiblement plaisir à cette escapade hors des sentiers battus de l’espionnage. D’autres, comme Lawrence ou Alexander, laissaient carrément paraître des expressions de stupeur et d’indignation.

— Le texte adressé par les Anglais fournit une illustration de la querelle idéologique qui oppose le groupe dissident de One Earth aux défenseurs des animaux. Les Nouveaux Prédateurs ironisent d’abord sur la sensiblerie ridicule – c’est leur terme – des défenseurs de l’animal. Et ils pointent un paradoxe assez évident : jusqu’où sont-ils prêts à descendre dans l’échelle des espèces quand ils se battent pour le droit des bêtes ? En d’autres termes, il est envisageable de protéger les intérêts des éléphants, des singes, des cochons. À la rigueur, on peut prendre la défense des poissons, des crabes, des fourmis. Mais que faire pour les éponges, les vers de terre, les moustiques…

— Bon Dieu ! s’écria Lawrence en levant les bras. Vous vous rendez compte de quoi on en arrive à parler ici ?

— Les algues bleues, intervint Tycen sans prendre garde à cette remarque. C’était un tout jeune homme et il rougit après avoir parlé.

Tous les regards se tournèrent vers lui.

— J’ai lu ça dans la documentation que vous m’avez demandé de préparer pour Paul. L’idéologue de la libération animale, Peter Singer, dit qu’ils sont prêts à protéger jusqu’aux algues bleues. En dessous…

— Il jette l’éponge, coupa Tara.

Tout le monde éclata de rire et quelques applaudissements fusèrent.

— On revient au sujet, s’il vous plaît, dit Barney en frappant la table avec son stylo. Peu importe la réponse que donne le FLA à cette question. L’essentiel, c’est ce que veulent dire ceux qui la posent. Or le texte continue en ironisant sur les microbes : on ne saurait être trop reconnaissant aux virus et aux microbes qui font mourir les hommes, puisque ceux-ci sont les agresseurs de la nature. Tous ces micro-organismes qui s’attaquent courageusement à l’être humain sont les prédateurs du prédateur suprême. Ils méritent donc bien d’être protégés, eux aussi.

— Ils sont cintrés, murmura Martha en secouant la tête.

— Par exemple, continua Barney en haussant la voix pour souligner ce moment du raisonnement, prenons le choléra. Ce pauvre vibrion qui a semé la terreur et fait des millions de victimes, n’est-il pas en train de disparaître ? – C’est toujours eux qui parlent – Ne faudrait-il pas se mobiliser pour le protéger ? Que font donc les bienfaiteurs de l’animal ? Le texte se termine sur une sorte de programme : il faut sauver le choléra pour sauver la nature !

Barney s’arrêta et le silence se fit dans la salle. Soudain, la chaise de Lawrence grinça parce qu’il s’était brutalement penché en arrière.

— Je crois simplement que tu te fous de notre gueule, Barney, dit-il.

— Attendez, intervint Martha qui voulait éviter un nouvel épisode de la permanente guerre des chefs entre les deux hommes. Où voulez-vous en venir avec ces documents, Barney ? Je ne vois toujours pas le lien entre cette histoire de choléra et l’affaire de Wroclaw.

— Je laisse la parole à Paul qui va vous expliquer.

Paul était le seul dans la salle à ne pas faire véritablement partie de l’agence. Chacun connaissait ses états de services et la haute opinion qu’Archie avait de lui. Aussi ses premiers mots furent-ils attendus avec une attention particulière.

— Il faut revenir à l’enchaînement des faits, commença-t-il prudemment. D’abord, je suis convaincu que le groupe qui a attaqué le laboratoire à Wroclaw arrivait bien de l’étranger. Il y a tout lieu de croire les Polonais quand ils disent qu’ils n’ont pas connaissance de ce type d’activistes chez eux. Le fait qu’ils n’aient retrouvé aucune trace du passage à la frontière de ce commando est à mon avis dû à une simple erreur de l’enquête. Dans le rapport de police, on lit que de nombreuses empreintes de pied ont été relevées sur les lieux. Deux pointures de chaussures ont été retrouvées, tailles 41 et 45. Les Polonais en ont conclu que les assaillants étaient deux hommes et les signalements aux frontières ont été faits dans ce sens. En étudiant le rapport de plus près, j’ai été frappé par un détail qui n’a retenu apparemment l’attention de personne : une trentaine de traces de la pointure 41 ont été retrouvées pour une seule de l’autre type. Il est possible qu’il se soit agi d’un artefact, voire d’une ruse grossière. Il n’y avait peut-être qu’un seul assaillant.

— C’est un truc vieux comme le monde, ricana Lawrence. La fausse empreinte de chaussure…

— Il faut croire que ça marche toujours, quand la police scientifique n’est pas trop rigoureuse. Dans un cas comme celui-là, où il n’y a eu ni vol apparent ni homicide, les enquêteurs n’ont pas dû aller chercher très loin.

— De toute manière, la Pologne est membre de l’Union européenne, dit Alexander. On peut en sortir librement.

— À la frontière allemande le contrôle reste assez rigoureux. Mais si on cherchait deux hommes et que l’opération a été menée par un seul…

— Ou par une femme, dit Tara. Quarante et un, c’est assez courant aujourd’hui chez les femmes.

Paul tressaillit. C’était la première fois qu’un indice, si faible qu’il fût, venait à l’appui de son intuition quant à l’identité de la personne qui s’était introduite dans le laboratoire polonais.

— Continuez, Paul, je vous prie, insista Archie pour le sortir de la rêverie où l’avait plongé la réflexion de Tara.

— Donc, admettons que le ou la personne venait bien de l’étranger. D’où, et dans quel but ? Les Anglais sont formels : ils excluent la piste « libération animale ». J’ai rencontré leur meilleur spécialiste et je lui fais confiance.

Il aurait eu du mal à expliquer pourquoi. Peut-être, après tout, était-il victime du même aveuglement à l’égard de Cawthorne qu’Archie vis-à-vis des Britanniques en général. Heureusement, personne, dans la salle, n’osa faire ce parallèle.

— Réfléchissons bien, il n’y a que deux hypothèses possibles. Soit il s’agit d’une bande d’amateurs. Mais pour des amateurs, je les trouve très bien renseignés. Ils connaissaient parfaitement la disposition des lieux, la résistance des serrures, l’horaire des rondes de vigiles. Soit… il faut inverser la perspective.

La simplicité avec laquelle il s’exprimait avait acquis à Paul la sympathie de l’auditoire. Tara et Martha, assises en face de lui, n’avaient pas l’air de trouver désagréable que de telles paroles sortent d’une bouche aussi sensuelle. Seul Lawrence s’agitait sur sa chaise et secouait la tête d’un air sceptique.

— Laissons de côté ce qui est mis sous nos yeux : les slogans du FLA, la libération des animaux. Ce n’est peut-être que de la poudre aux yeux, une manière de faire accuser quelqu’un d’autre. Imaginons plutôt que le principal est ce qui paraît accessoire. C’est-à-dire ce qui s’est passé dans le reste du laboratoire. Mais, là encore, attention ! Ce qui nous est proposé n’est peut-être pas l’essentiel. On a voulu nous faire croire à une destruction aveugle. Ne pourrait-il pas s’agir d’un camouflage ?

— Camouflage de quoi ? siffla Lawrence.

— D’un vol.

Paul avait tourné vers Lawrence son regard pétillant et celui-ci avait baissé les yeux, en tripotant son stylo.

— Je sais que c’est une simple hypothèse. Mais, comme dans cette affaire rien n’est vraiment clair, elle mérite qu’on la considère. Imaginons que toute cette mise en scène n’ait eu qu’un seul but : maquiller une opération très simple. Voler des souches de choléra, par exemple. Le commando n’avait peut-être que cette seule mission.

Paul, quand il parlait, avait la manie de caresser la patte de cheveux et de barbe qui descendait sur sa joue droite.

— Mais d’où cela sort-il, cette histoire de choléra ?

— De ma visite en Pologne. À vrai dire, c’était juste une idée comme ça. Mon interlocuteur anglais s’était demandé si l’affaire ne pouvait pas être une diversion. J’ai réfléchi à cette idée. Une diversion pour quoi faire ? J’ai pensé à un concurrent qui serait venu dérober des résultats d’expérience. Mais les travaux du professeur Rogulski n’ont pas la moindre dimension commerciale et il n’a pas signalé la disparition de documents. Un vol de matériel ou d’argent ? Rien n’a été dérobé dans le labo et pourtant il est pourvu d’un équipement ultramoderne. Alors, j’ai eu l’idée du choléra. Je me suis dit que c’était la seule chose rare et dangereuse qui pouvait être convoitée par quelqu’un. Pour être franc, je dois avouer que c’est une pure intuition. Je n’ai rien trouvé d’anormal sur les lieux. Mon interlocuteur n’a rien dit qui puisse aller dans ce sens. Il s’est montré méfiant, mais j’avais mal préparé l’entretien. Toutes ses déclarations se sont d’ailleurs révélées exactes. Pourtant…

— Pourtant ? insista Tara.

— Pourtant, j’ai gardé l’impression que, s’il y avait une piste, elle était là, autour du choléra. J’en ai parlé aux Anglais sans croire qu’il y avait la moindre chance de découvrir quoi que ce soit. Et puis, voilà ces renseignements. Je suis très heureusement surpris que cette piste ait conduit quelque part.

Un silence un peu gêné accueillit ces déclarations. Visiblement, personne ne connaissait assez Paul pour lui dire carrément ce qu’il pensait. Mais on entendait beaucoup de monde marmonner.

— Humm. Combien de textes exactement nous ont-ils fait parvenir ?

Martha avait mis beaucoup de bienveillance et de douceur dans sa question, comme un procureur qui interroge un enfant battu. Elle la posait à Paul mais ce fut Barney qui répondit.

— Il y a deux textes complets, dont ils nous ont adressé copie. Mais, dans la note qu’ils ont jointe, les Anglais nous assurent qu’ils ont en leur possession une dizaine de déclarations de la même eau, soit sur des sites Internet, soit sur « d’autres supports ». Il s’agit probablement d’écoutes ou de renseignements humains. À chaque fois, cela émane de ces « Nouveaux Prédateurs » et le thème du choléra y revient très fréquemment.

— Et de quand datent ces documents ?

— De deux ans à peu près.

— Hiii ! s’esclaffa Lawrence. Deux ans !

— La communication de ce groupe sur le Web s’est interrompue il y a un an et demi assez brutalement, précisa Barney.

— Le groupe s’est dissous ? demanda Tara.

— On n’en sait rien. Ils se sont arrêtés sans explication. Selon les Anglais, c’est un argument de plus pour prendre ces déclarations au sérieux. D’après leur expérience, quand des extrémistes cessent de parler, c’est qu’ils commencent à mettre leurs idées à exécution.

Pendant le nouveau silence qui gagna l’assistance, certains regardèrent dehors et s’avisèrent qu’il faisait grand soleil sur le parc. On voyait briller les petites pousses vert clair du feuillage nouveau. Le long du parking pendaient les pompons mauves d’un grand lilas. Plusieurs personnes changèrent de position dans leur chaise, toussèrent, saisirent leur tasse de café ou des biscuits. Ce fut Alexander qui rompit le silence.

— Paul, vous avez fait un travail exceptionnel, vraiment. Vos hypothèses sont audacieuses et, avec ce que vous aviez à vous mettre sous la dent, il était impossible de faire mieux. Mais, franchement, vous me pardonnerez de vous le dire, tout cela ne paraît pas très consistant.

Alexander avait l’habitude en s’exprimant de soulever ses lunettes de presbyte et de les caler sur son front. Son regard alors devenait vague. Il penchait légèrement la tête comme s’il écoutait une voix intérieure et son élocution ralentissait.

Lawrence profita d’un de ces moments pour saisir la parole.

— C’est sympa les hypothèses, hein ? Surtout quand on commence dans le métier. Mais on a tous appris à s’en méfier. Là, ce qu’on nous présente, c’est un château de cartes, ni plus ni moins. Rien ne dit qu’il y ait eu un vol ; rien ne dit que des groupes américains soient impliqués – au-delà de vagues sornettes philosophiques qui datent d’il y a deux ans. Et si, par extraordinaire, ces types s’étaient en effet procuré ces microbes, rien ne dit qu’ils les auraient ramenés aux Etats-Unis. Si on travaille sur un échafaudage pareil, on va se casser la gueule. Et c’est pour le coup qu’on aura besoin de vous, Doctor Spy !

Tous les regards se tournèrent vers Paul. En l’agressant, Lawrence lui avait rendu un grand service. Les derniers scrupules qu’il pouvait avoir s’évanouissaient devant cette attaque. Dans un combat de boxe, c’est exactement le genre de coup qui réveille au moment où on allait flancher et donne l’énergie pour gagner.

— Il n’y a que deux solutions à ce stade, dit Paul calmement. Soit on considère que tous ces indices sont trop faibles et l’affaire s’arrête là, en effet. Pas de coupables. Pas de mobile. Même pas de crime. On fait un beau rapport qui conclut à un non-événement.

— Soit ? l’encouragea Alexander qui le voyait hésiter.

Paul respira profondément et rassembla ses forces pour lancer son uppercut.

— Soit on se dit qu’on ne peut pas prendre le risque de voir des fous furieux se balader avec un microbe dangereux qui a causé des pandémies meurtrières et tué des centaines de millions de gens. Des groupes américains, de surcroît. Et alors, on continue.

Il avait hésité à commettre cette légère malhonnêteté intellectuelle : éveiller en chacun des participants les vieilles terreurs à propos du choléra. Champel lui avait clairement dit que le vibrion était un mauvais outil pour le bioterrorisme. Mais il avait deux bonnes raisons de passer outre : l’insulte de Lawrence, et surtout l’envie que la mission continue. Avec Kerry.

Il sentit tout de suite que son bluff avait marché. Personne n’eut le courage de relever le défi moral tel qu’il venait d’être énoncé. Seul Alexander, au bout d’un temps assez long, émit une objection juridique mineure.

— N’oublions pas tout de même, dit-il en faisant redescendre ses lunettes sur son nez, que nous avons un client dans cette affaire : ce sont les services polonais. Ils veulent savoir ce qui se passe chez eux. Je ne pense pas qu’ils acceptent de nous financer longtemps pour aller traquer d’hypothétiques groupes américains.

Sur quoi, il s’arrêta. Chacun savait qu’il était de la seule responsabilité d’Archie de négocier les contrats de l’agence et de discuter avec les autorités politiques.

Celui-ci laissa durer un peu le silence et dit :

— Alexander a parfaitement raison. Comme je savais que vous feriez cette objection, vous ne m’en voudrez pas de l’avoir précédée.

Ayant annoncé son petit coup de théâtre, Archie s’employa à accroître l’impatience de l’assistance.

— Je veux d’abord réaffirmer ceci : je souscris totalement aux conclusions de Paul. Mon expérience hélas longue du renseignement m’a montré que les groupes extrémistes finissent toujours par faire ce qu’ils ont dit.

Il tira sur ses manchettes pour marquer un temps et souligner son effet.

— En 1915, on pouvait croiser un petit bonhomme chauve très poli dans les couloirs de la Société de lecture de Genève – un beau bâtiment, d’ailleurs, l’ancien palais du résident de France…

Quelques participants baissaient le nez, d’autres se regardaient en haussant les sourcils. Les tirades savantes d’Archie faisaient partie des corvées du métier.

— Les gens savaient que le petit bonhomme en question, un Russe nommé Oulianov, écrivait des choses assez effrayantes sur la révolution et la dictature du prolétariat. Mais ils ne pensaient pas qu’un jour Lénine ferait ce qu’écrivait Oulianov. Vous savez qu’ils avaient tort, puisque c’était le même homme.

Pendant qu’Archie retroussait sa lèvre supérieure pour signifier élégamment son hilarité, plusieurs personnes autour de la table levèrent les yeux au ciel.

— Et en lisant Mein Kampf, qui aurait dit que Hitler irait jusqu’à mettre en pratique ses propres outrances ?

La main levée pour mettre un terme à l’énumération qu’il aurait pu poursuivre longtemps, Archie conclut :

— En ce qui concerne le groupe sur lequel les Anglais ont bien voulu attirer notre attention, il est clair qu’il n’en restera pas aux paroles. Il faut à mon avis et jusqu’à preuve du contraire le ranger dans la catégorie des extrémistes dangereux.

Un coup de vent, dans le jardin, soulevait les branches d’une rangée de peupliers et leur donnait une teinte argentée.

— La situation, ne nous le cachons pas, est compliquée. Dans ce cas précis, nous ignorons vers quoi ou vers qui se porte la menace. Ces gens ont l’air d’en vouloir à l’espèce humaine en général. Mais à qui plus précisément ? C’est une autre règle que la haine abstraite des idéologues finit toujours par se concentrer sur un groupe particulier d’êtres humains. Les Juifs sentent cela d’instinct. Le malheur a voulu que ce genre de foudre commence souvent par tomber sur eux. Dans l’affaire qui nous occupe aujourd’hui, nous n’avons aucune indication sur le type de population auquel ces extrémistes veulent s’en prendre. C’est une des choses qu’il nous faudra rapidement chercher à savoir. Seule certitude à ce stade : nous avons tout lieu de croire que le rayon d’action d’un tel groupe est mondial. Lawrence et Alexander s’étonnent à juste titre que des activistes américains aillent se procurer du choléra en Pologne. Il fallait bien le prendre quelque part ! Cette maladie n’est pas endémique chez nous, que je sache, et nos laboratoires, depuis le 11 septembre, sont probablement mieux protégés qu’ailleurs. Si ces gens sont capables de concevoir leur action à l’échelle du monde entier, c’est sans doute à cette échelle aussi qu’ils planifient leurs projets meurtriers. Nous devons nous habituer à l’idée que la scène du terrorisme est planétaire. C’est là que nous avons une carte à jouer.

Tara interrompit sa prise de notes pour changer la cartouche de son stylo. Archie eut la délicatesse d’attendre qu’elle ait terminé.

— Nos institutions, reprit-il, sont mal adaptées au suivi de tels groupes. Le FBI s’occupe des extrémistes qui opèrent aux Etats-Unis. Mais sa compétence est limitée à notre territoire. Ce que ces groupes font à l’étranger lui reste en grande partie inconnu. La CIA, elle, opère dans le monde entier, mais, dès lors qu’elle remonte une piste qui la ramène aux États-Unis, elle doit céder la main. Conclusion : les groupes américains opérant à l’étranger sont mal surveillés. J’ai eu l’occasion d’en discuter souvent avec le secrétaire à la Défense. Le Pentagone est bien conscient de cette lacune.

Paul regardait le vieil homme avec perplexité. Il y avait en lui un étrange mélange de frivolité apparente, de préciosité forcée et de professionnalisme brillant. L’affectation de ses manières pseudo-britanniques cachait mal une rare capacité à faire entrer en action ses idées et ses intuitions.

— Ces discussions avaient en quelque sorte préparé le terrain. Quand j’ai pu joindre ce matin mon ami Marcus Brown, je n’ai eu qu’à prêcher un convaincu.

Marcus Brown, directeur adjoint de la CIA, avait succédé à Archie dans ce poste. C’était un homme d’intrigues. Sa nomination avait été imposée par ses amis politiques très conservateurs. Il contrôlait la Compagnie avec une habileté florentine sans quitter son bureau. Il ne recevait presque personne. Seul Archie conservait un accès direct à son ancien subordonné.

— Nous sommes convenus que la Compagnie doit absolument saisir l’occasion de cette histoire polonaise pour resserrer sa surveillance sur les groupes américains opérant à l’étranger. Comme elle ne peut pas utiliser ses propres agents, sauf à entrer en conflit direct avec le FBI, le mieux est qu’elle nous mandate pour le faire à sa place. Nous allons commencer avec ces Nouveaux Prédateurs. Ça vaut ce que ça vaut, mais c’est un bon début. J’ai rendez-vous cet après-midi même pour régler les détails du contrat.

Un murmure admiratif parcourut l’assistance.

— Si je vous comprends bien, précisa Alexander, nous ne traitons plus avec les Polonais ?

— Nous allons leur adresser un rapport détaillé sur leur affaire à partir de ce que Paul a appris en Angleterre. Il est inutile de leur parler du choléra à ce stade. Nous mentionnerons simplement que nous lançons une recherche complémentaire aux États-Unis. Nous leur en communiquerons les résultats, pour autant qu’ils les concernent. Et s’ils paient, bien entendu.

— Nous ouvrons donc une autre procédure pour la piste américaine.

— Exactement.

— Avec quelle équipe ? demanda Tara.

— La même. Paul a bien voulu accepter de continuer.

C’est le moment que Lawrence choisit pour exprimer sa mauvaise humeur. Il laissa tomber son stylo sur la table et souffla bruyamment.

— Je veux bien admettre qu’on est dans le privé et qu’il faut nous contenter des miettes. Mais là, c’est trop. On va aller se mettre à la traque d’un groupe de branquignols qui s’est peut-être déjà dissous, à cause de vagues intuitions et de quatre mots dans un vieux forum. Comme si les gens ne racontaient pas n’importe quoi sur Internet ! On ne me fera pas croire qu’il n’y a pas de menaces plus sérieuses aujourd’hui dans le monde.

Archie réagit vivement, en oubliant pour un instant toute son élégance britannique. Dans ces cas-là, son accent de Brooklyn revenait et il semait ses phrases de jurons.

— Tu as encore perdu une occasion de la fermer, Lawrence. On vit peut-être de miettes, mais les miettes du Pentagone, ça pèse encore assez lourd, figure-toi. Il suffit de voir le montant du contrat. Pour le reste, il serait temps que tu comprennes que la guerre froide est terminée. Les menaces, aujourd’hui, sont comme toi : elles ont des gueules bizarres. Qu’est-ce que tu aurais dit si on t’avait fait surveiller la secte Aoum avec son putain de gourou ? C’est pourtant bien elle qui a lâché du gaz sarin dans le métro de Tokyo ou je me trompe ? Et l’anthrax qui arrivait par la poste au début de la guerre d’Irak ? Ce n’était pas Saddam Hussein ni d’autres types sérieux comme tu les aimes qui l’ont envoyé. Seulement des groupuscules de dingues qu’on n’a jamais réussi à coincer.

Lawrence secouait la tête comme pour indiquer qu’il serait d’accord avec tout mais qu’il n’en penserait pas moins.

— Et Ben Laden, dans sa grotte avec sa djellaba et sa barbe jusqu’aux genoux ? Tu crois qu’il avait l’air d’une menace sérieuse ? On a perdu cinq ans avant de se rendre compte de ce dont il était capable. Cette fois-ci, peut-être, on a la possibilité d’agir avant la catastrophe.

Voyant que son contradicteur ne bougeait plus, Archie tint en respect l’ensemble du groupe puis se tourna vers Paul.

— À vous de vous organiser. Vous allez remonter la piste jusqu’à ces salopards. Il faudra essayer de comprendre ce qui les motive, qui les commande, d’où sortent leurs idées, qui les finance, à qui ils veulent s’en prendre. L’agence de Providence vous fournira tout ce dont vous aurez besoin en matière de documentation, de couvertures, de contacts. Et sans doute malheureusement aussi de protection.

— Comment comptez-vous organiser votre équipe opérationnelle ? demanda Alexander.

— Il me semble que nous devons rester discrets et légers. J’aurai besoin seulement d’une deuxième personne.

— Nous allons la recruter. Quel profil vous faut-il ?

— À vrai dire, je crois… eh bien… que j’ai déjà quelqu’un pour le job.

Le Parfum D'Adam
titlepage.xhtml
Le parfum d'Adam_split_000.htm
Le parfum d'Adam_split_001.htm
Le parfum d'Adam_split_002.htm
Le parfum d'Adam_split_003.htm
Le parfum d'Adam_split_004.htm
Le parfum d'Adam_split_005.htm
Le parfum d'Adam_split_006.htm
Le parfum d'Adam_split_007.htm
Le parfum d'Adam_split_008.htm
Le parfum d'Adam_split_009.htm
Le parfum d'Adam_split_010.htm
Le parfum d'Adam_split_011.htm
Le parfum d'Adam_split_012.htm
Le parfum d'Adam_split_013.htm
Le parfum d'Adam_split_014.htm
Le parfum d'Adam_split_015.htm
Le parfum d'Adam_split_016.htm
Le parfum d'Adam_split_017.htm
Le parfum d'Adam_split_018.htm
Le parfum d'Adam_split_019.htm
Le parfum d'Adam_split_020.htm
Le parfum d'Adam_split_021.htm
Le parfum d'Adam_split_022.htm
Le parfum d'Adam_split_023.htm
Le parfum d'Adam_split_024.htm
Le parfum d'Adam_split_025.htm
Le parfum d'Adam_split_026.htm
Le parfum d'Adam_split_027.htm
Le parfum d'Adam_split_028.htm
Le parfum d'Adam_split_029.htm
Le parfum d'Adam_split_030.htm
Le parfum d'Adam_split_031.htm
Le parfum d'Adam_split_032.htm
Le parfum d'Adam_split_033.htm
Le parfum d'Adam_split_034.htm
Le parfum d'Adam_split_035.htm
Le parfum d'Adam_split_036.htm
Le parfum d'Adam_split_037.htm
Le parfum d'Adam_split_038.htm
Le parfum d'Adam_split_039.htm
Le parfum d'Adam_split_040.htm
Le parfum d'Adam_split_041.htm
Le parfum d'Adam_split_042.htm
Le parfum d'Adam_split_043.htm
Le parfum d'Adam_split_044.htm
Le parfum d'Adam_split_045.htm
Le parfum d'Adam_split_046.htm
Le parfum d'Adam_split_047.htm
Le parfum d'Adam_split_048.htm
Le parfum d'Adam_split_049.htm
Le parfum d'Adam_split_050.htm
Le parfum d'Adam_split_051.htm
Le parfum d'Adam_split_052.htm
Le parfum d'Adam_split_053.htm
Le parfum d'Adam_split_054.htm